Uma était en fête et comme à chaque fois que cela se produisait la ville était pleine de vie et étincelante. En cette fin d’après-midi, les lampions ornant les rues n’étaient pas encore allumés cependant ils égayaient déjà la ville de leurs couleurs chatoyantes. De nombreuses décorations de papiers ou de tissus parsemaient les rues et les bâtisses en batifolant au grès du vent. Les habitants profitaient autant de ces décorations superbes que des nombreuses animations qu’abritait alors la ville. Les marchands ambulants venant de loin faisaient du bruit pour attirer les clients mais les passants étaient souvent bien plus attirés par les artistes ambulants qui se représentaient sur les places. Les gens se réunissaient pour suivre des yeux les jongleurs de feu, les manipulateurs de sabres ou même les funambules. Les enfants couraient dans les rues poursuivis par des mères anxieuses à l’idée de les perdre de vue. Il faisait bon de vivre à Uma, c’est ce que se dit Sumire au moment où trois enfants lui passèrent devant en manquant de peu de lui rentrer dedans. Si son humeur avait été plus sombre nul doute qu’elles les auraient rappelé à l’ordre, mais son esprit était en liesse alors elle n’en fit rien. Il faut dire que tout était au beau fixe pour la jeune femme ces derniers temps. Elle avait bonne réputation et son nom commençait à bien ressortir au sein des salons de thés. Elle était aussi sur le point d’avoir un danna, ce n’était plus qu’une question de temps pour que les choses soient officielles et ainsi donc elle gagnerait son indépendance sous peu. Elle avait la tête plein de projets et d’ambitions et c’est en grande partie à cause de cela qu’elle était de sortie aujourd’hui. Accompagnée de Yuki l’une des servantes de l’Okiya, Sumire déambulait dans les rues parmi la foule afin de rejoindre son point de destination.

Passant devant les boutiques elle pensa avec contentement aux différents commerçants qui les dirigeaient et à l’un d’eux en particulier. Le gérant d’un commerce un peu hétéroclite qui avait toutes sortes de clients. Sumire ne s’y rendait pas bien souvent mais les quelques fois où elle y avait été, elle avait pu faire la conversation, avec cette homme qui avait déjà entamé la seconde moitié de sa vie. Un homme sympathique, un peu bedonnant, qui avait la langue bien pendue des can canneuses. A chaque rencontre, tandis qu’elle lui confiait ses tessens à vérifier, il lui parlait des différentes personnes qu’il connaissait et même de celles qu’il avait simplement croisé. Bien qu’il n’en n’ait pas l’air, cet homme retenait tous ce qu’on lui disait et avait un bon sens de l’observation, sans oublier une bonne mémoire ce qui faisait de lui une mine de renseignement en or. Dommage sans doute que ce soit un casanier et qu’il ne mette ainsi ses talents qu’au service de ses clients et cela involontairement. Il était bavard, aussi Sumire se contentait de l’écouter et c’est ainsi qu’elle avait entendue parler pour la première fois de Fuko Suzu. Une samouraï qui aurait pourtant pu avoir une destinée bien différente de celle qu’elle avait maintenant, une qui aurait pu ressembler à celle de Sumire.

Arrivée aux abords d’une place bondée, Sumire se tourna vers la servante et lui dit :
« Attends-moi dans les parages, nous rentrerons à l’okiya d’ici une petite heure. » Elle tendit à la servante quelques ryo que la geisha avait obtenus en échange d’une de ses nombreuses épingles à cheveux chez un prêteur sur gage. Yuki la regarda un instant avant de prendre l’argent et d’acquiescer. « Prends garde à ne pas te faire remarquer. » Ajouta Sumire. Un nouvel acquiescement de la servante et celle-ci disparut à travers les ruelles attenantes.
Aucunes geishas ne quittaient seules l’okiya. Quel que soit la raison de sa sortie, elle ne faisait jamais le chemin seule. C’était là à la fois une question de sécurité et peut-être même de contrôle. Cependant les servantes qui héritaient généralement du rôle d’accompagnatrice n’avaient qu’un salaire de misère pour un travail souvent très pénible. Mais dans une okiya l’argent était réservée à l’entretien des geishas et non à celui du personnel. C’est pourquoi il n’était pas rare de convaincre une servante de rendre un petit service contre un peu d’argent supplémentaire. C’était monnaie courante dans les okiya, toutes les filles le savait et s’en était servies au moins une fois. L’oka-san le savait aussi. Mais tant que les filles ne compromettaient ni la réputation de l’okiya ni la leur elle laissait faire. Quant à Sumire, elle ne voulait rien compromettre du tout, seulement être seule pour s’entretenir avec une autre jeune femme.

Fuko Suzu. Au fond Sumire ne savait pas grand-chose de cette jeune femme. Si ce n’est que c’était aujourd’hui un samouraï qui avait eu par le passé vécût un temps au sein d’une Okiya. Voilà une évolution intéressante pour une jeune femme et c’est ce qui intéressait Sumire. Comment pouvez-t-on passer de courtisane à combattante ? C’est dans le simple but d’en savoir plus que Sumire avait donné rendez-vous à cette jeune femme par l’intermédiaire du commerçant. Il ne restait plus qu’à savoir si l’autre jeune femme voudrait bien se déplacer.

Sumire se rendit au point de rendez-vous au bout de la place sous un grand arbre dont le feuillage était malmené par le vent si habituel à Uma. Quelques mèches s’échappèrent de la coiffure de Sumire lors d’une rafale un peu plus forte qu’une autre. Cependant la geisha ne regretta pas d’avoir choisi le chignon tressé et surtout de s’être passé d’accessoires inutiles. Aujourd’hui elle avait fouillé dans ses affaires pour se trouver une tenue un peu moins riche que celles de ses soirées. A défaut de posséder des tissus de moindre qualité, elle avait opté pour un kimono vert pale sans broderies particulière. Un obi noir ceinturait sa taille et elle avait pris avec elle une ombrelle rouge destinée à la protéger autant du soleil que du vent. Assise sur un banc de pierre, Sumire suivait de loin le spectacle de deux artistes qui évoluait sur la place en attendant de voir si la jeune samouraï allait ou non répondre à son invitation

Sumire ne réalisa qu’on l’avait rejointe qu’au moment où la voix de l’autre jeune femme résonna à ses oreilles. Toutes concentrée sur le spectacle qui se déroulait sur la place, elle n’avait pas même remarqué l’ombre de Suzu qui s’étendait maintenant à ses pieds. Voilà qui démontrait que les talents d’observatrice de la geisha était minimes, ou du moins que cette dernière n’était en rien capable de se concentrer sur tout ce qui l’entourait en même temps. Elle avait plutôt l’habitude de concentrer son attention sur une seule personne, parfois deux ou trois mais jamais plus.

Souriant à la nouvelle venue, elle lui dit :
« Bien sûr ! Ce serait même un plaisir. »

Sumire était ravie que son invitation est été acceptée et cela s’entendait à sa voix. Revenant à ses habitudes de geisha, Sumire observa rapidement Suzu, car c’était bien elle, du moins elle correspondait à la description que le marchand avait faite à Sumire. Les cheveux clairs et un regard troublant, peu de poitrine cependant et la trace d'une cicatrice, c'est ce qui avait dû ôter à la jeune femme toute chance de devenir une geisha d’importance. C’était dommage, les beautés inhabituelles avaient toujours le don de fasciner les hommes. C’était une chose que Sumire avait bien plus d’une fois remarquée, elle, qui avait des cheveux et des yeux de couleurs tout ce qu’il y a de plus courantes. Elle devait redoubler d’acharnement quand une jeune femme aux yeux clairs et à la chevelure moins ténébreuse faisait son apparition.
Quoi qu’il en soit, ce qui intéressait la geisha aujourd’hui ce n’était pas de savoir pourquoi Suzu n’était pas devenue une geisha, mais comment elle avait fait pour devenir un samourai. Comme Sumire était à l’origine de la rencontre, elle reprit la parole et débuta la conversation.

« Je vous remercie de vous être déplacée et d’avoir répondu favorablement à mon invitation, j’espère ne pas voir contrarié vos projets. D’autant plus que vous devez trouver cette demande assez étrange. »

Sumire fît une légère pause avant de reprendre.

« En fait si j’ai souhaité vous rencontrer, c’est parce que vous avez, d’après ce que l’on m’a dit, un parcours plutôt inhabituel, et je trouve cela très intéressant. Cela vous embêterait de m’en parler ? »

Sumire avait été claire, ne restait plus qu’à espérer que ce ne fût pas trop direct. Car après tout rien ne garantissait que Suzu ait envie d’en parler. Sumire attendit patiemment la réaction de la jeune femme avec tout de même un peu de nervosité.

Sumire écouta avec attention les paroles de son interlocutrice. La geisha ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait fallu beaucoup de volonté et de courage à l’enfant que devait alors être la samourai pour oser se blesser elle-même et quitter ainsi l’Okiya. C’était risqué. Dans son cas, elle avait eu la chance de faire une belle rencontre, mais combien d’enfants se retrouver mendiant ou vagabond parce qu’ils n’avaient nulle part où aller et personne sur qui compter. Si à ses débuts en tant que servante à l’Okiya, Sumire avait dans ses moments de rumination songé à quitter l’Okiya, ça n’avait toujours été que des paroles et mots en l’air, et aujourd’hui la jeune femme ne se plaignait pas d’avoir fait le choix de rester, ou de ne pas avoir eu le courage de partir.

« C’était très courageux de votre part, partir sans savoir ce qui aurait pu vous arriver… »

Passer des mois seules, cherchant à survivre par tous les moyens, sûre que cela n’avait pas dû être simple. Sumire était passé de son foyer familial à celui de l’Okiya et il était certain que si elle n’était jamais parti, c’était parce qu’avoir une maison et des gens qui s’occupe plus ou moins de vous lui avait paru plus attrayant que la rue. Aujourd’hui encore Sumire ne cherchait qu’une chose, que son destin soit assuré. Et elle entreprendrait tout ce qui lui faudrait pour cela.

« Je vous suis reconnaissante de bien vouloir parler de votre passé avec une parfaite inconnue. Si jamais vous me trouvez trop indiscrète, n’hésitez pas à me le dire. Mais j’aurais aimé savoir comment s’est déroulé votre apprentissage de Samourai ? N’est-ce pas difficile pour une femme de choisir la voie des armes ? J’imagine que ce fût long et difficile. »

Pour une fois Sumire avait une conversation claire et sans détours, sans jeux de mots et sans sous-entendus. Bon bien sûr elle avait une idée derrière la tête. Mais bon, Sumire ne faisait rien au hasard. Puis depuis quelques temps, les moments où elle s’était laissé aller avait mené à des chemins et décisions assez incongrus. Il était temps d’en revenir aux choses basiques et à l’enseignement.