Comme de coutume, Bankichi avait obéi à sa mère sans faire d’histoire. Cependant, Risako avait remarqué qu’il avait perdu l’entrain et l’énergie qui le caractérisaient tant. De la tête jusqu’au bout des orteils et même jusque dans sa voix, l’enfant semblait fatigué, abattu et sans volonté propre. Rien de bien étonnant après ce que sa mère lui avait fait subir en cette soirée et tout ce qu’il avait eu à braver par la suite. A l’altercation contre les petits durs s’étaient ajoutés l’humeur changeante de sa mère, ce qu’il avait pris pour du déni, la pluie, le froid…En outre, rien de bien réjouissant. Pourtant, l’élément déclencheur de toute cette mésaventure n’avait été que les bonnes intentions d’une mère pour son enfant.
Tandis que le petit avançait dans le couloir, les yeux de Risako, luisant de dépit et de compassion, ne purent se détacher de la morose silhouette enfantine. Ce dépit, la jeune femme se l’était alors personnellement adressé, car elle avait commis une faute impardonnable. Quelle erreur ! Comment pouvait-elle supporter de voir son fils souffrir de la sorte à cause de ses méfaits ? C’était impitoyable ! Pauvre Bankichi qui avait écopé d’une mère assez stupide pour pousser son perfectionnisme jusqu’à faire mal à son propre enfant ! Il allait sans dire qu’après cette histoire, Risako avait perdu un peu de son assurance dans son état de mère. Si l’on n’était jamais sûre de sa valeur maternelle, les évènements récents avaient vite faits de confirmer sa médiocrité dans le domaine. Et si l’on pensait à la préalable fugue du gamin, Bankichi en avait sûrement trouvé de même. Le petit était en bonne santé et se nourrissait bien, mais sans père et avec une mère atroce et irresponsable , comment pouvait-il espérer s‘épanouir ?
Alors que le petit avait disparu du couloir, le regard de Risako se porta vers un horizon imaginaire, à travers même l’épaisseur des parois crème de la demeure et l’ancienneté grisâtre des tatamis de pailles. Les yeux dans le vide, elle ne pensait à rien, ou en tout cas, elle tentait de ne penser à rien tant les images du petit Bankichi, sans joie ni rêve surgissaient en un tourbillon destructeur dans son esprit. Comme un raz-de-marée dévalait et dévastait une terre encore cultivable. Il n’était pas simple pour une mère pleine de responsabilités de se détendre ainsi. Les pensées l‘envahissaient sans cesser de la tourmenter, aussi fluides que de l’eau, aussi vicieuses que le feu. Les remords l’emplissaient aussi, interminables et douloureux. Mais voulait-elle vraiment se détendre ? Il y avait bien des centaines d’autres façons de se détendre. Ne cherchait-elle pas plutôt à trouver une solution à ces problèmes? Une solution instinctive, innée ? Quelque chose qui ne venait pas en y réfléchissant mais qui se faisait tant désiré qu’il était impossible de ne pas y penser ? Or, elle avait beau y réfléchir, absolument rien ne sortait de ces images de son enfant, harceleuses et sans grand espoir. Risako se mordit machinalement le pouce.
Quelques secondes ou bien quelques minutes passèrent ainsi. A ressasser, et ressasser encore, sans relâche, des images bien tristes. La trentenaire quitta son immobilité et se mit soudainement à se mouvoir, à partir doucement, silencieusement. Elle était troublée mais elle avait encore à s’occuper de Junichiro.
*
C’était prévisible, mais Bankichi avait refusé la demande de sa mère et ne lui avait pas ouvert sa chambre. Risako avait entendu et n’insista pas, préférant s’installer sans mot dire contre l’écran de fine maçonnerie qui l’empêchait d’atteindre son enfant et de partager leurs douleurs. Elle replaça une de ses longues mèches flamboyantes derrière son oreille. Si Bankichi ne voulait pas parler avec elle cette nuit, il le voudrait peut-être demain. Après tout, il était très tard, et il faisait tellement noir qu’on ne voyait quasiment plus rien à part quelques ombres plus ou moins obscures et étranges. C’était le côté sombre des pièces à vivre, si accueillantes le jour venu, si terrifiante la nuit tombée. Personne à part les Usagite ne se sentait réellement en sécurité dans le noir, pas même une guerrière comme Risako. Mais celle-ci se trouvait tellement absorbée par ce qui s’était passé que l’obscurité était devenu le cadet de ses soucis. Bankichi…
Pour qu’il aille mieux, elle était prête à le laisser venir vers elle, à ne pas le brusquer, à laisser les choses s’apaiser avec le temps comme lui avaient appris les derniers jours, à lui faire confiance. Ils avaient tout à y gagner. Mais pouvait-elle encore croire que le temps guérissait toutes les blessures ? Pouvait-elle encore y compter alors que chaque jour, elle perdait espoir à propos du retour de son mari ? Risako en doutait franchement, mais elle n’avait pas que ça désormais. Il fallait essayer. Peut-être que cet enfant, comme son père, l’abandonnerait un jour pour ne plus jamais revenir. Peut-être cette journée avait irrémédiablement mené à ce regretté échappatoire. Peut-être, au contraire, qu’il ne se passera rien et que tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. C’était à Bankichi d’en décider.
La profonde respiration du gamin à travers le martellement de la pluie souffla à Risako qu‘il était temps de quitter les lieux. Comme elle l’espérait, son fils s’était assoupi plutôt vite. Le pauvre devait être exténué. La mère prit appui sur les extrémités de ses doigts pour se lever le plus silencieusement du monde et déposer les objets rendus inutiles à leurs places respectives. Mais avant de se coucher, elle se dirigea vers le petit autel placé dans l’entrée. Un Daijingudana de moyenne facture avait été accroché il y avait bien longtemps sur un des murs lumineux et dénudé. Ce Daijingudana, véritable petit sanctuaire gardien de la maisonnée, contenait en son sein un o-fuda Nezumide pour lequel on faisait des offrandes quotidiennes de petites quantités de sake, de riz et d’eau. Il abritait également une petite et étrange plaquette commémorative rectangulaire où était inscrit le nom du père disparu.
Sans savoir si cela impliquait un blasphème ou non, Risako cueillit cette petite plaquette de laque noire de sa demeure et l’emmena dans sa chambre. Peu importait l’état de Kidô, tout ce qu’elle voulait était sentir ne serait-ce qu’une petite parcelle de sa présence. Il était parfois difficile de s’endormir seul après une dure journée, s’emmitoufler dans ses draps, serrer une peluche ou tenir compagnie à quelqu’un pouvait y aider, mais Risako n’avait rien de tout ça. Seuls cette petite plaquette, bien qu’assez sinistre, et le Haori de Kidô avaient le don de l’apaiser durant les moments difficiles. Ainsi, il ne lui fallut que quelques minutes pour se laisser emporter dans son futon par un petit flot de souvenirs qui la menèrent vers une douce torpeur.
Bien que l’aube resplendissait de goutes de pluies et de rosée, un magnifique soleil venait marquer cette journée des dernières heures du O-bon. Le jour des Adieux, on abandonnait une nuée de petites lanternes multicolores et carrées au gré du courant des rivières afin de guider les fantômes visiteurs jusqu’à chez eux puis on déposait des fleurs sur les tombes de sept générations d’ancêtres avant de clôturer le festival. Risako s’était levée tôt ce jour-là. Un maigre mais fumant et délicieux repas attendait les deux garçons sur la véranda du salon où quelques coussins de pailles avaient été disposés. Et la jeune femme en les attendant, contemplait la vie dans son jardin et écoutait les oiseaux chanter, les voyait s‘ébrouer dans une flaque apparue la veille. Ayant comme omis de s’habiller plus que convenablement, Risako ne portait sur sa peau qu’un Haori rose pâle représentant plusieurs nuages de couleurs différentes sur un kimono immaculé de la sobriété étrange de ceux que l’on portait en convalescence. Ses cheveux rougeoyant cascadaient, libres, jusqu’à la courbure de ses reins et s’animaient à la moindre caresse que lui procurait le vent. Une journée banale et tranquille dans la vie des Takahara venait à peine de commencer.