Aujourd'hui il règne une atmosphère particulièrement tendue dans le domaine des Mori, le maitre de la demeure est en proie à la colère, irascible, enfin plus que d'habitude. Cette mauvaise humeur, n'est pas due à la bêtise d'un de ses domestiques, ou alors à l'incompétence d'un de ses soldats, non sur ce point la le chef de guerre avait toutes les raisons d'être comblé, c'est juste que nous sommes à la veille du jour anniversaire de la rédition du clan Kobutama.

Ce souvenir est comme une cicatrice sanguinolente qui peine à se renfermer et chaque fois qu'il posait les yeux sur ces impertinents serviteurs du tigre qui palabrent en vainqueur dans sa belle cité, il avait l'impression qu'un esprit maléfique lui jetait une poignée de sel ardent sur cette blessure inguérissable, Il s'agissait en fait de l'amertume de la défaite.

Aussi, le général préfère s'isoler et revivre les batailles d'antan en les simulant sur un Goban dont le bois était marqué d'une constellation de marque, c'était son rituel annuel, aussi tout le monde laissait le vieux sanglier bougonner dans son coin, la seule personne qui avait son sauf conduit dans la pièce qui lui servait d'asile était Kaname sa fille.

La jeune femme jouait admirablement bien de son shamisen, elle interprétait une mélodie pleine de mélancolie et de tristesse, comme l'était l'âme de son père.

C'était les premières paroles d'Isamu depuis que la lune avait son apparition dans le ciel aussi noire que l'encre. Ce soir l'astre lunaire avait un éclat blafard, lui aussi devait regretter ce jour funeste ou le vieux Bakuyaku avait lâché prise, se donnant la mort ensuite pour éviter de connaitre le déshonneur. Un profond soupir fit bouger les épaules imposantes de l'homme, avant qu'il ne fasse une requête à sa charmante fille.

La jeune noble acquiesça d'un sourire et s'apprêta à exaucer le vœu de son paternel, c'est alors que le grincement du battant de la porte coulissante en papier qui maintenait close la pièce se fit entendre. Sans même se retourner pour voir qui fait intrusion dans sa tanière, le vieux sanglier bougonna.

Il avait beau être assis en tailleur le dos tourné à la porte, Isamu n'en restait pas moins imposant, celui qui avait pénétré dans son sanctuaire avait intérêt avoir une bonne raison...

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Isamu aurait dû se douter à l'unique et rare fausse note jouée par Kanamé, que la personnalité qui venait de faire son entrée dans la pièce était importante. Ainsi il aurait pu faire preuve de tempérance et éviter de se mettre de l'embarras. A la première syllabe prononcée par son illustre visiteur, le général se retourna derechef et en guise de respect se prosterna à ses pieds, comme tout bon serviteur le ferait devant son maitre.

Le visage contre le sol, le pauvre chef de guerre n'avait pas fière allure face à cet homme qui pouvait être son fils et pourtant si jeune était le seigneur Nasaï, il ne pouvait qu'éprouver respect et obéissance. Finalement le cinquantenaire redressa son buste et invita son seigneur à prendre place devant le Goban.

Isamu d'un geste de la main ordonna à sa fille qui était restée en retrait immobile depuis l'arrivée du daymo de faire le service. Cette dernière s'exécuta en silence, parcourant la distance qui la séparait des deux hommes, avec les petits pas fins et rapides que lui permettait de faire son kimono finement cousue. Tandis que la demoiselle s'exécutait à remplir les coupes des deux hommes, le général fut attiré par une odeur trop familière pour ses narines, une odeur forte qu'un homme ayant vécu par le sabre ne peut oublier, une flagrance reconnaissable entre toutes, c'était celle du sang.

Son odorat ne fut pas le seul à confirmer cette impression, de fines tâches rougeâtres ornaient les habits du suzerain, on aurait même pu les confondre avec les motifs du tissu tant leur disposition était harmonieuse. Mais comme on pouvait s'y attendre ce constat mit en émoi Isamu.

Le regard du général qui pendant un temps était paniqué avait reprit sa fermeté habituelle, d'ailleurs le guerrier scrutait la salle à la recherche de ses armes.

Mitigé entre doute et colère, le sanglier attendait une réponse de son jeune chef, il ne faisait même pas attention à la boisson que lui avait servi sa fille, boisson a priori fort gouteuse. Et c'est craintive que la demoiselle essaya de jouer quelques notes de musique à l'aide de son instrument pour détendre l'atmosphère, elle était crispée, ce n'est pas tous les jours qu'on joue devant son seigneur.

Isamu acquiesça d'un hochement de tête bref la déclaration de son seigneur, comment pouvait-il en être autrement, comment réagir autrement quand un envahisseur uniquement motivé par la soif de pouvoir envahit votre belle patrie. Tous les natifs de Kobuta souhaitaient voir la tête du tigre embrochée par le sanglier, mais pour cela il fallait attendre que l'ivoire de ses défenses soit aussi solide, car la toison du fauve qui était en face était épaisse.

Les propos que les deux hommes s'apprêtaient à échanger étaient graves et ne devaient pas arriver aux oreilles de n'importe qui. Isamu d'un regard sévère congédia sa fille, ce n'est pas qu'il manquait de confiance en elle, Kaname était une Mori et en tant que tel une fervente patriote, Isamu lui avait inculqué son ardeur à défendre sa patrie, mais elle restait une femme et sa place n'était pas au milieu des méandres politiques.

Le général vida d'une traite sa coupe, avant de pousser un soupir.

Isamu se resservit un verre à son tour, une larme chaude glissa le long de son oeil valide à l'évocation de cette méthode de chasse, c'était dû à l'élan de nostalgie qui remplissait son coeur de chagrin et dire que cette leçon de chasse lui avait été enseignée par l'ancien seigneur du clan Kobuta, le père de Nasaï. Un sentiment de honte vint remplacer cette nostalgie, en voyant l'homme droit et fière qu'était devenu le rescapé du temple d'Ohama. Le vieux chef de guerre se sentait en partie coupable de cette défaite amère, si seulement le jeune homme qu'il était à l'époque possédait le quart de son savoir actuel...si seulement. Ces pensées ne faisaient que raviver ce douloureux souvenir de la dernière bataille qui précipita la capitulation du clan.

Comme pour faire passer le gout amer des paroles qu'il venait de dire, Isamu avala d'un coup une nouvelle fois le contenu de son verre.

Les mots que le seigneur Nasaï prononça pour réconforter Isamu dans sa peine, avait autant d'effet qu'un crachat jeté sur un incendie pour l'éteindre. Au contraire cela en ajoutait à sa culpabilité et à son mal être, cependant un guerrier de son rang ne pouvait pas se permettre de se montrer ainsi devant son seigneur. Aussi il se redressa et essuya cette larme qui avait tracé un fin sentier brillant sur sa joue, avant de se resservir en Sake.

Isamu marqua un temps de pause qui démontrait son malaise. Le samouraï se revoyait quelques années en arrière quand on lui avait fait part de cet événement macabre. La nouvelle avait défrayé la chronique de la cour du clan Kobutama et surtout posé une chape de désespoir sur tout Kobuta et son peuple, mais la découverte de son fils rescapé ramena l'espoir dans le cœur de tous les grands partisans du sanglier, l'espoir, c'était peut-être la raison.

Inutile de préciser que ces mauvaises langues ont toutes été tranchées par les soins du chef de guerre et même aujourd'hui dire du mal du défunt Kobayaku devant lui est synonyme de mort brutale et effrayante. Isamu prit une pause pour porter à sa bouche la faïence de la coupe de sake, cette fois il prit une petite gorgé du liquide et la garda en bouche, le temps d'apprécier la saveur de l'alcool.

Le chef de guerre n'avait aucune preuve pour confirmer ses dires. Il se basait sur le temps qu'il avait passé en compagnie de l'ancien chef et surtout sur son expérience de père de famille. D'ailleurs il le précisa au jeune homme, en le remplissant un peu plus la coupe de son seigneur.

En évoquant son fils, on pouvait voir cette petite lueur de fierté éclairer son regard borgne. Ce n'était pas un secret, le vieux sanglier chérissait sa progéniture, malgré son attitude bourrue qu'il affichait quotidiennement, il restait un père attentionné et tendre, avec quand même ses petites sautes d'humeur. Puis un éclat de rire, tronqua le calme de la pièce, passant du coq à l'âne, le général surenchérit avec une remarque plutôt indiscrète.

Il y avait un petit ton grivois qui cachait un épineux problème, celui de la succession, certain supportaient mal de voir le jeune seigneur à la tête du clan et y gagneraient beaucoup s'il décédait sans successeur. Il faut avouer qu’il avait remarqué le petit sourire que le jeune homme avait adressé à sa fille quand elle servait le saké…

La réponse de Nasaï arracha un petit sourire au vétéran. C'est vrai par moment Isamu oubliait qu'il avait en face de lui un jeune homme, un jeune homme qui supportait un très lourd fardeau sur ses épaules sans jamais se plaindre, sans jamais contester, c'est une aussi des raisons qui devait faire de lui un chef respecté par son peuple. Mais ce soir Isamu entendait pour la première fois ce qui semblait être une confession, ces démons dont il faisait allusion devaient être les infâmes Toragi, voilà un sentiment que le général pouvait bien comprendre vu que lui aussi avait juré de ne pas trouver le repos tant qu'un seul tigre foulerait le sol de son pays bien aimé. Par contre, la dernière remarque étonna un peu plus le chef de guerre.

Le regard du militaire reflétait sa détermination, brillant comme la douce lumière de la lune qui caressait la lame aiguisée et parfaite d'un sabre. Isamu n'était pas dupe, on parlait bien de guerre, de son métier. On parlait aussi de vengeance, un moment qu'il attend depuis de si longues années, seulement l'expérience était une lanterne qui n'éclairait que le chemin déjà parcouru et il savait que vu la situation actuelle des forces militaires de Kobuta, affronter le tigre seul serait refaire la même erreur qu'il y a trente-deux ans. Bien que cela lui déplaisait de contredire, Isamu devait le faire savoir à son seigneur.

Gêné le général prit une petite pause avant de se lever et de rejoindre le jeune souverain qui faisait dos à la fenêtre. Il tenait dans sa main droite une coupe qu'il venait de remplir et qu'il présenta au jeune chef.

Ces mots étaient surement les plus difficiles et les plus douloureux qu'il dut prononcer de toute sa vie, il aurait surement préféré affronter un Tengu vorace ou une autre créature démoniaque, plutôt que dénoncer les erreurs de son ancien seigneur, mais il le fallait, pour le bien de Kobuta et de Nasaï.

Isamu leva le menton pour que la fine brise parfumée effleure son visage avant de finir sa phrase.

C'est à cette déduction que le vieux soldat arriva au terme de ses si longues années de regrets. Si le clan Kobutama avait eu un allié trente-deux ans plus tot, les choses seraient certainement différentes pour lui et pour le jeune Nasaï. En guise de conclusion Isamu porta à ses lèvres l'autre verre qu'il tenait.

- THE END -