Haut dans le ciel, le soleil achevait laborieusement son ascension lorsque Risako laissa son cheval à l'écurie la plus proche du temple Iriwaku. Malgré sa fatigue, la vielle jument aubère, à la silhouette fine et encore adroite, avait amené sa cavalière à bon port. Et Risako l'appréciait justement pour son endurance, son calme et sa docilité exemplaires. En effet, ces qualités s'étaient révélées utiles dans de nombreuses missions, et la dernière n'avait pas échappé à la règle.

Une semaine auparavant, Risako avait quitté sa petite ville pour débarrasser un territoire Nezumide de quelques bandits. Ceux-là contraignaient les habitants à payer quelques taxes injustes pour échapper aux représailles. Une vingtaine de soldats avait accompagnée leur capitaine, mais l'affaire s'était révélée plus profonde qu'ils l'avaient escomptée. C'est pourquoi ils rentraient aussi tardivement, mais victorieux, et c'était là le principal.

On avait informé la capitaine que le temple Iriwaku se trouvait à proximité du trajet de retour. Elle en fut ravie et se promit de s'y rendre une fois la mission terminée. Risako s'était alors séparée de ses soldats et traversait le sentier qui la mènerait au temple encastré tandis qu'ils rentraient, guidés par leur chef de division.

Elle avait déjà passé la grande porte pour saisir l'immense chapelet dont les perles claquèrent plusieurs fois avant sa prière pour le bon déroulement de son ascension. Elle chaussa ensuite ses Wara Zori, des sandales en paille de riz accrochant le terrain, et traversa le petit pont de bois à la suite d'une porte vermillon qui débouchaient sur un lieu sacré et tout empreint d'une sérénité apaisante.

La véritable randonnée débuta aussitôt. Risako dut alors parcourir un sentier relativement étroit sur un terrain boisé et animé par le chant des oiseaux, avant de s'aider des quelques racines de cèdres millénaires qui avaient harmonieusement poussé là. Une fois la montée aux lianes, ou Kazura Zaka, accomplie, la samouraï poursuivit avec la Kusari Zaka où l'on s'emparait d'une chaîne pour gravir une pente plutôt raide. La difficulté du parcours n'était pas fatiguante, loin de là. Par son contexte si calme et si particulier, elle charmait et stimulait les visiteurs dans leurs ascensions.

Ces deux étapes passées, Risako souffla en redécouvrant le splendide panorama où les chaînes de montagnes du Nord-Est se dévoilaient aux vues des visiteurs. La Nezumide avaient beau connaître les lieux, ce paysage demeurait comme nouveau, car en proie aux aléas du temps. Il changeait, suivant le moment de la journée, suivant ce que le ciel et la nature lui avaient réservé les jours précédents. Elle resta assise au bord de la véranda dépourvue de barrières, savourant le calme presque incroyable des lieux ,avant de reprendre son expédition qui continua vers une suite de petits temples.

Plus tard, Risako fit une seconde halte au très petit temple Shôrôdô, et la vue de la vieille urne à offrandes lui rappela un aussi vieux souvenir...

Son père, un samouraï lambda, était, de son vivant, habituellement de joyeuse humeur et se montrait souvent espiègle. Un jour, alors qu'il était accompagné de sa fille ainée qu'il prenait pour un garçon, il avait saisi une pièce et s'était éloigné de la boîte de quelques pas. Risako, âgée de douze ans, le regardait avec incrédulité. Il lui fit signe de la rejoindre avant de poser sa main sur sa tête et de caresser ses cheveux écarlates.

« Risa, je vais t'apprendre un truc. »
_ « Quoi, quoi ?! » s'était écriée la gamine avec enthousiasme.
_ « Tout d'abord, s'éloigner de l'urne, puis s'arrêter à la distance souhaitée...(il brandit doucement la pièce.) ... Viser et jeter ! »

Son ton était bienveillant, attentionné, mais tandis qu'il prononçait ces derniers mots, il lança la pièce qui ne tarda à plonger entre les barreaux de la boite sous le regard plein d'admiration de la fillette. Celle-ci se reprit très vite en grondant puérilement son père.
_ « Papa ! Maman a dit qu'il ne fallait pas s'amuser avec l'argent ! »
Au lieu de l'écouter, le guerrier lui tendit une pièce et poussa la petite Risako à faire de même après qu'elle l'eut prise. Alors, Risako s'éloigna de quelques pas et fit son lancé...

Même après tant d'années, la pièce refusait d'atterrir au fond de l'urne. Risako soupira puis sourit. La première fois qu'elle avait échoué, son père lui avait rappelé la persévérance dont elle faisait preuve alors que sa mère l'entrainait à l'Esquive des Dames.

« En essayant tous les ans, tu arriveras à dix pas, comme papa ! Et ton vœu aura dix pour cents de chance de se réaliser ! »

La Nezumide alla chercher sa pièce et la porta dans l'urne, à côté d'une statue de Tachigami. Le vœu de ses douze ans avait été de devenir forte. Aujourd'hui, et à présent qu'elle était mère, elle faisait ce même vœu pour son fils. Elle fit ensuite sonner la cloche dont le son clair retentit puis s'échappa en échos dans les montagnes.

La route jusqu'au temple Iriwaku n'était pas finie. Risako gravit encore deux crêtes en formes de dos de vache et de cheval avant d'apercevoir, enfin, le temple qu'elle était venue visiter. Celui-ci avait l'air si fragile...Fait de bois, il était encastré dans la roche et semblait minuscule en comparaison des puissantes montagnes découpant l'horizon. Le temple évoquait, en fait, une belle leçon d'humilité que tous guerriers étaient à même d'admirer.

Risako trouva un petit bassin où flottait une louche. Selon le rituel, elle s'y lava les mains et s'y rinça la bouche avant d'en profiter pour chasser la sueur sur son visage. Après tout, l'ascension demeurait éprouvante, bien qu'on ne puisse s'en vanter. L'air apportait à Risako une jolie musique, calme, douce, nostalgique. Elle se plaisait à l'entendre car il lui semblait qu'elle renforçait le caractère sacré du site .

Soudainement, une jeune prêtresse à l'hakama rouge et au kimono immaculé fit son apparition, là-haut, sur la véranda du temple. Risako ignorait si elle appartenait à Suigyuu, à Nezumi ou encore à Saru. Elle l'apostropha tout de même, lui demandant une entrevue avec la Grande Prêtresse Nezumide. La jeune fille la somma de grimper jusqu'à elle. Elles pénétrèrent ensuite dans le petit temple aux allures fragiles avant de parvenir à une salle où l'esprit de Tachigami semblait omniprésent. Risako s'inclina très respectueusement avant de contempler la grande statue. Elle fut vite interrompue par une voix douce et familière qui sonna comme la plus pure des notes à ses oreilles.

"Cela faisait longtemps que je ne t'avais pas vu en ces lieux, Takahara-san."

La jeune femme à qui appartenait cette voix s'était levée et s'était approchée de la guerrière.

_ « Pardonnez ce manque de visites, Hazama-sama. En ce moment, les missions sont nombreuses et j'ai encore à m'occuper de mon fils.
Mais parlez-moi plutôt de vous. Comment se passe la vie au temple ? Pas trop ennuyeuse ? »

Sur ces quelques mots, Risako avait affiché un sourire taquin. La Grande Prêtresse devait savoir qu'elle plaisantait. Après tout, l'invitée aurait aimé vivre dans un tel havre de paix où toute souillure et toute violence à l'encontre d'autrui étaient proscrites.

Spoiler:

Ce charmant accueil de la part du temple Iriwaku se mariait excellemment au lieu. Il avait quelque chose de si agréable et de si reposant. Et il ne fallait pas oublier que l’amabilité des gens qui y habitaient y était pour beaucoup. C’était un peu comme si leurs sentiments amicaux et charmeurs étaient infaillibles, un peu comme si la douceur et la gentillesse des religieux pouvaient faire fondre le cœur du plus dur des guerriers. Risako n’avait encore rien trouvé de plus reposant qu’un pèlerinage en ces lieux sacrés. Bien que l’ascension pour y parvenir avait de quoi décourager, elle parvenait à la vue méritée du temple toujours avec le sourire. Ces lieux et leurs habitants avaient, et cela lui semblait évident, le don de guérir les peines les plus pesantes et les craintes les plus terrifiantes.

Pourtant, il y a quinze ans de cela, elle y avait rencontré une jeune fille de onze ans à l’air profondément triste. Il lui avait alors semblé que la petite avait perdu une chose si importante qu’il était impossible d’en guérir le manque. A cette époque, Risako , privée pour toujours de sa famille, était montée pour la seconde fois jusqu’au temple Iriwaku. Elle était venue y prier en faveur de l’aube de sa nouvelle vie, en faveur de sa carrière de samouraï, en fait. Son daisho était fraîchement ceint à sa gauche. L’ambiance qui règne encore en ces lieux majestueux, avait poussé Risako à mieux connaître la triste jeune fille. Elle apprit qu’elles étaient du même clan et se dit alors que si elle n’avait pas beaucoup souffert de l’invasion, c’était uniquement grâce à Kidô et à tous les autres jeunes samouraïs de Nezumi qui l‘avaient acceptée parmi eux. Risako s’était soudainement faite une promesse… Personne, qu’elle soit prêtresse ou samouraï, n’avait le droit de souffrir d’une domination. Naquit alors une relation humaine, une plaisante amitié entre Mitsuko et Risako. Puis, au fil des années, elles avaient fait leurs vies. Mitsuko avait ardemment étudié pour devenir Grande Prêtresse et y parvint sans problème tandis que Risako était devenue capitaine avant de se marier, de mettre au monde un enfant et de l'élever dans la patience et l'amour.

Aujourd’hui, Risako se sentait emplie de joie en redécouvrant Iriwaku et en remarquant que son amie de longue date se portait comme un charme malgré ses lourdes responsabilités. Celle-ci la mena dans une vaste pièce aux hautes colonnes. Risako fut subjuguée qu’une pièce paraisse si grande alors que le temple avait paru si petit. Elle contempla un instant la salle avant de s’installer devant une table basse assez large qui semblait être le bureau de Mitsuko. Seulement là, Risako se permit de souffler un bon coup. Une telle ascension était toujours quelque chose et ses mollets avaient le don de s’en souvenir longtemps. Aussi, elles étaient entre amies, donc la samouraï pouvait montrer sa fatigue sans craindre un quelconque danger. Une prêtresse vint apporter du thé au jasmin et quelques namagashi qui paraissaient délicieux. Mitsuko fit disposer la jeune fille avant de servir le thé. Risako se dit alors qu’une collation après l’effort n’était pas trop demander et sentait qu’elle allait se régaler. Mais les paroles de Mitsuko lui firent reprendre son sérieux.

« Bien que je sais que ta visite me fasse très plaisir, je sais que tu n’es pas là pour rien… Tu ne peux rien me cacher. »

Risako ferma un instant les yeux avant de soupirer. Mitsuko était une jeune femme intelligente et ô combien perspicace. Elle avait ,d’une phrase, brisé toute la sérénité que la guerrière avait trouvée à Iriwaku. Risako aiguisa soudainement son regard qui se fit plus sérieux mais aussi bien plus dur qu’à l’accoutumée. Il y a quelques jours, quelque chose l’avait frappée et continuait à la hanter d’un tas d’angoisses et de craintes. Cette chose, il fallait qu’elle la partage avec la Grande Prêtresse de Nezumi et qu’elle en obtienne un avis, qu’il soit bon ou mauvais. Risako ne pouvait la garder pour elle.

«　Toi qui es à présent Grande Prêtresse, j’espère que tu auras les compétences nécessaires pour m’aider. Il y a bien trois ou quatre jours, alors que je combattais les bandits, proche de la frontière entre Suigyuu et Nezumi, j’ai aperçu ce qui me paraissait être une troupe militaire. Je ne sais de quel territoire, ni de quel nombre, je ne l’ai qu’à peine détaillée. J’avais trop peur de fondre ma concentration pour ma mission alors actuelle. Cependant, cette vue a suffit à m’horrifier et j’ignore vraiment pourquoi…　»

Risako soupira. Ses peurs se révèleraient peut-être infondées, et elle y croyait , elle l’espérait de tout cœur. Elle continua sur un ton pressant :

«　Néanmoins, elle risque d’émousser mes talents de guerrière jusqu’à que je ne puisse plus guider mes hommes. Pourrais-tu apaiser mes craintes avec l’une de tes prédictions ?　»

Une offensive d'un clan étranger, la guerre...Risako ne voulait pas en entendre parler. Elle ne voulait pas que Bankichi connaisse la même peine dont avaient souffert un moment Mitsuko, tous le clan Nezumide et elle. Et elle ne pouvait pas imagnier pire scénario pour son fils.
L'envie de prier Tachigami avait soudainement prise la tendre mère qu'était Risako.

Lorsque Risako avait appris de la bouche de son amie que ses craintes étaient belles et bien fondées, elle se sentit soudainement défaillir. Et entendre que les kamis avaient refusé toute parole à la Grande Prêtresse n’avait rien de rassurant. Comme pour dissimuler son profond malaise, les mains de la guerrière se dirigèrent doucement vers la tasse qui leur était assignée afin de la porter à ses lèvres. Le thé n’était ni trop brûlant, ni trop tiède et sa juste chaleur fournissait à la mère un petit échappatoire à ses inquiétudes. Il en était de même pour son gout fleuri et sucré tandis que Mitsuko poursuivait d‘une voix douce et apaisante. Ce petit détail aurait légèrement énervé Risako venant d’un autre, mais de son amie, elle prit cela comme un geste d’une gentille intention.

Chose bien curieuse; aux dires de Mitsuko, les différentes armées de l’Hinomoto seraient concernées par cet étrange numéro. Celui-ci ne serait-il pas un coup du destin et de la fatalité, une épreuve que les kamis avaient préparée pour les Hommes ? En tout cas, cet évènement paraissait tellement bizarre que s’il avait des causes humaines, Risako serait bien curieuses de les découvrir. Peut-être étaient-ce les prémisses d’une guerre gigantesque, mais au nom de quoi ? Pourquoi ? Pour conquérir des territoires ? Réunifier l’Hinomoto sous une seule et même coupe ? Tout ceci demeurait bien ombrageux.

Les réflexions de Risako furent interrompues par la douce voix de son amie disant qu’elle allait prévenir leur seigneur. La samouraï leva son regard inquiet jusque là rivé sur sa tasse de thé. Ce premier s’était rendu moins aiguisé et avait perdu de sa dureté à cause d’un moment d’inattention. Mitsuko avait raison, sa Majesté devait être mise au courant, coûte que coûte. D’ailleurs, Risako était venue rendre visite à la Grande Prêtresse en partie dans cet optique. Après tout, cette dernière, par son rang, était bien plus influente qu’elle et l’affaire, sous son aile, se réglera d’autant plus vite. La guerrière exprima son accord à son amie par un hochement appuyé de tête, ce à quoi, elle ajouta :

_«　Je suis de ton avis et je dois t’avouer que j’étais principalement venue pour te demander de t’en charger. Tu me vois ravie que ceci te soit venu naturellement.　»

Les lèvres charnues de Risako esquissèrent un doux sourire quand Mitsuko posa sa main sur son épaule avant de lui confirmer qu‘elle ferait de son mieux pour éviter une nouvelle guerre. Il n’était plus question de s’inquiéter, car désormais ses craintes étaient entre les mains de la Grande Prêtresse.
Après avoir dégusté un délicieux namagashi en compagnie de Mitsuko, Risako se leva et remercia chaleureusement son amie pour se diriger vers la sortie.

«　Je vais maintenant devoir te laisser, mais avant de partir pour Nezumi, j’aimerais prier notre Kami dans la salle prévue à cet effet.
Porte toi bien, mon amie.　»

En souriant, Risako s’inclina poliment devant la Grande Prêtresse, attendit un signe de cette dernière et disparut dans le temple. Elle rejoignit en silence les quelques religieux qui priaient devant une grande statue en bois du dieu rat. Celle-ci avait une aura toute particulière, terrifiante et rassurante à la fois, et qui appartenait au sacré.
Alors, Risako s’inclina et pria. Elle priait pour Kidô qui, elle en était certaine, n’était pas mort, elle priait aussi pour Bankichi, afin qu’il devienne un grand guerrier et qu’il ne connaisse pas les batailles avant de savoir manier les armes, elle priait enfin pour que Tachigami accorde sa protection à tous en ces temps de troubles. Cette tâche achevée, elle se leva en silence, se rendit dehors sans un bruit et respira un grand coup l’air apaisant du lieu. Enfin, Risako alla entamer sa descente.