Le temps est cruel, il n’attend jamais personne. En outre, les pauvres mortels sont sans cesse obligés de le rattraper s’ils ne veulent pas voir leur existence se précipiter sous leurs yeux. Se sentir victorieux en ayant l’illusion de contrôler ses jours, était-ce là une véritable raison de vivre ? Il était vrai qu’à la fin, vivre dans une bulle, suivre une routine troglodyte*, étaient vraiment insupportables. Mais, tout bien réfléchi, ce tas de deuils entassés n‘était pas ragoutant non plus.
Le soleil couchant éclairait les petites maisons de Nezumi qui prenaient de douces teintes chaudes sous ses rayons. C’était un magnifique spectacle, car depuis une des deux fenêtres de la chambre de son fils, Risako pouvait voir toute la ville se parer d’or sous une légère brise. Sur le terrain avant du château, un groupe de soldats se préparait à la ronde du soir tandis qu’un pékinois* courrait en jappant derrière trois chatons dont les panses devaient être aussi grosses que des noix de coco* au vu de leur énergie débordante. Ces derniers bondissaient parfois les uns sur les autres, comme de très jeunes guerriers insouciants, avant de reprendre leur course, cette fois à l’arrière de leur poursuivant canin et de disparaitre sous les branches des premiers cerisiers en fleurs.
Ayant terminé sa dernière mandarine, Risako s’arracha à ce panorama des plus paisibles pour jeter les épluchures dans un vase d’aspect primaire avant de parcourir ses nouveaux appartements à la recherches d’une occupation quelconque. Si Bankichi était là, il aurait mis un peu de vie dans ces petites pièces silencieuses. Mais Bankichi mangeait avec les serviteurs en ce moment même. Sans lui et ne pouvant encore se résoudre à manger aux tables du château, Risako était allée en ville pour se contenter d’un bon bol de soupe et de quelques grains de riz. Alors tiraillée par la faim, elle se rabattait sur une corbeille de fruits installée entre les deux chambres dont la porte commune restait toujours ouverte.
Caser tous les objets en leur possession s’étaient révélés impossible et beaucoup d’entre eux demeuraient aux terres Takahara. Il fallait dire qu’ici, les effets de la petite maison paraissaient désincarnés. Tellement que Risako ne se trouvait jamais satisfaite de leurs dispositions et prenait ça et là pour placer autre part , puis pleine de perplexité, recommencer en vain. Même les futons n’avaient pas la même odeur que lorsqu’ils étaient aérés dans le jardin vert et ensoleillé de la maison familiale. C’est pour cela que la jeune femme avait beaucoup de peine à quitter la bâtisse qu’elle avait longtemps considérée comme son chez-soi. Bien qu’elle n’appartenait à la famille de son mari que par mariage.
Là bas, les pièces paraissaient peut-être dépouillées mais l’air était empli de la présence de Kidô et chaque parcelle de terre ou de tatami rassurait Risako et lui rappelait bien des souvenirs.
Aussi avait-elle abandonné le bâtiment lorsque des pétales roses et blancs commençaient tout juste à couvrir le terrain. Ce spectacle réjouissant la ramenait à cette nuit d’avril, lorsque, nichés sur le toit, ils avaient partagé un peu de saké en regardant les cerisiers dont les fleurs se dispersaient dans le vent frais du soir. Serrés l’un contre l’autre, ils n’avaient pas froid, et leurs liens étaient si forts qu’ils ne se séparèrent plus. Leur étreinte se poursuivit sur la véranda avec tout le naturel du monde jusqu’à la peau de tout leurs êtres…
A présent, ce temps là était révolu. Le rêve que la prétendue veuve nourrissait en son sein n’avait plus rien à consumer, il s’éteindrait bientôt et avec lui, l’espoir de revoir Kidô, de passer leurs vieux jours ensemble, loin de Nezumi, que ce soit avec tout le confort ou non. Elle se changerait sous peu en un formidable chien, servante de son fils et de son seigneur avant tout et surtout avant elle. C’était ainsi en Hinomoto, elle ne pouvait vivre pour elle, jamais. Risako ne vivait que pour les autres.
Elle ne se doutait pas que par delà les murs, son nom acquérait toujours un peu plus de notoriété. A tel point que l’on commençait à la voir au poste de stratège, mais cette image disparaissait bien vite quand on se souvenait soudain que son feu mari n’avait été que capitaine et qu’elle ne pourrait se dresser au-dessus de lui sans enfreindre les codes.
Le flacon de saké, bien en évidence au milieu d’une commode, vida pas mal de son contenu dans la bouche avide de la jeune femme, qui le jeta soudain avec toute la violence de son monde et toute la force dont elle était capable. La poterie explosa en rencontrant un mur, arrosant celui-ci du précieux liquide tandis que Risako se découvrait essoufflée mais vide.
Quel geste futile! Elle se demanda un instant ce qui lui avait pris. Était-elle devenue folle ?
Elle se laissa glisser contre le mur opposé, trouvant en son pied un réconfort bienvenu. Non, elle n’était pas folle. Il s’agissait juste de réactions tout à faite normales de la part d’une personnalité introvertie pressée par une accumulation de frustrations. Plus jeune, on aurait dit d’elle à ces moment là qu’elle faisait un petit caprice de jeune fille, qu’il n’y avait rien de grave, qu’il fallait laisser passer. Mais non, à trente ans, elle ne pouvait se permettre de se montrer capricieuse.
D’abord devant le seigneur, maintenant ça…Que t’arrive-t-il, ma fille ?
Dans une petite bassine, un peu d’eau avait été versée. Risako plongea sa tête dedans, ramenant ses cheveux en arrière…
Il y avait tout juste assez d’eau pour mouiller le bout de son nez et un peu de son front. Elle se redressa et râla franchement, enchainant insulte sur insulte, nostalgique du puits qu’elle aurait pu trouver chez les Takahara. Dans son armoire et presque aussi impulsivement, elle alla se saisir du haori noir de Kidô dont elle se couvrit les épaules et la poitrine, celle-ci n’étant soutenue que par quelques bandes de tissus. Le vieux manteau avait eu le temps de perdre son parfum après dix ans, mais sa chaleur égayait un peu le cœur tourmenté de la jeune femme.
Celle-ci s’allongea puis se recroquevilla dans son futon. Elle sentait le besoin de dormir un peu, rien qu’un peu. Fuir ce monde insensé qui l’enfermait dans ce qu’elle n’était pas, et se réveiller rien que pour l’arrivée de son fils, lui demander ce qu‘il avait fait de sa journée, le voir triste ou heureux et l‘écouter avec patience. A la voir rêver d’évasion, on aurait dit qu’elle était revenue à l’adolescence. Aussi perdue que si elle avait quinze ans, elle faisait vraiment peine à voir.
Alors qu’une légère torpeur s’emparait d’elle comme une petite mort, que sur ses joues coulaient paisiblement une ou deux goutes, la porte d’entrée coulissa soudain. Une ombre massive se détacha brusquement de la lumière jaune, vacillante, mais aveuglante du couloir.
Risako, s’empourprant bien que ses joues étaient déjà rosies par l’alcool, bondit sur ses pieds et ramena le haori sur son buste de femme mûre par soucis de présentation. Humblement agenouillée, la jeune femme plissait les yeux tandis que sa chevelure de feu, libre de tout attache, balayait le sol et y dessinait de belles arabesques.
Devant elle, un homme d’une quarantaine d’années s’inclinait tout juste ce qu’il fallait, ne rompant les codes que par une discrète chevelure verte.
« Hé bien ? » demanda-t-elle, un peu gênée, d‘autant plus pressée.
_« Capitaine Takahara, je suis Yue Mabuchi, votre garde. »Il s’agissait de celui que Aoi avait désigné pour l’assister. Après le déménagement, elle lui avait demandé de la rejoindre dès que possible.
_ « Ah, oui ! »s’exclama-t-elle comme si cet épisode lui revint d’un coup, après quoi ses lèvres pulpeuses sourirent aimablement.
« Allons nous assoir et faisons plus amples connaissances, voulez-vous ? »Le cœur de Risako, au contact subit de la société, avait tout à coup retrouvé sa joie et sa chaleur.
[FIN]