Un matin frais et neigeux, alors que le sol, dehors, peinait à se couvrir de blanc et que l’enceinte du temple se faisait froid, la petite Ayumu s’amusait à imiter le comportement des prêtresses et surtout de Yuuki qu‘elle suivait partout. Elle voyait en elles, dans leurs attitudes, dans leurs gestes, dans leurs façons de parler, quelque chose de mystique, de fantastique, de fascinant en somme. Et elle adorait ça.

En cette période, le temple était un havre de paix aux pâles et tranquilles nuances hivernales. Depuis quelques mois, la petite sauvageonne y avait trouvé un doux nid, calme et chaleureux, où l’on prenait soin d’elle, bien loin des faits divers et des bruits troubles de la ville. Elle pouvait s’y reposer sans risque, car ce lieu était devenu sa demeure et les êtres qui y demeuraient, ses tendres siens, en quelques sortes sa famille.
Bien sûr, elle se faisait parfois réprimander pour ses mauvaises manières et ses parties de chasses qui l’emmenaient parfois bien loin, mais ce n’était rien par rapport à ce qu’elle avait déjà enduré. Elle acceptait donc ces remontrances sans en tenir vraiment compte car l’univers qui s’offrait à elle était trop vaste et trop beau pour s’attarder sur des détails si dérisoires…

Après s’être lassée d’observer les prêtresses vaquant à leurs occupations, Ayumu renifla l’air qu’elle trouva frais, vivifiant et clair. A son gout, en fait. Ceci l’amena à se demander s’il n’était pas encore meilleur à l’extérieur. Et d’un bond félin, elle s’y trouva pour admirer les minuscules flocons se poser silencieusement et fondre immédiatement sur sa peau blanche. Un léger sourire s’esquissa sur ses lèvres de jeune fille. Ravie, Ayumu observait patiemment la neige.
Elle l‘avait toujours adorée. Sa venue était pour elle un formidable signe, si doux, si silencieux. Cette fine pellicule ,tombée d’un ciel teinté d’un gris éclatant, avait été pour elle la compagnonne des moments agréables et tranquilles où elle avait pu se blottir contre la fourrure chaude de sa mère et se chamailler avec ses frères et sœurs.

Or, comme les félins sont souvent désireux de nous montrer ce qu’ils apprécient, pour le moins qu’ils nous considèrent comme l’un des leurs, Ayumu alla chercher Yuuki qu’elle entraina ,par la manche et quoi qu’elle en dise, dehors. Après tout, elle était bien trop pressée de partager sa fascination des flocons pour se soucier des avis extérieurs.

Cependant, cette fascination fut interrompue par l’arrivée de deux humains aux cheveux rouges. L’un était clairement une femelle, malgré son accoutrement ressemblant à ceux que portent les mâles et aux deux armes qu’elle portait aux côtés. L’autre semblait être un mâle, un petit et jeune mâle. Il avait quelques traits semblables à son ainée avec laquelle il était arrivé et tout deux portaient quasiment la même odeur. Aussi semblaient-ils éreintés, certainement à cause de la longue marche endurcies par la météo. Après avoir discuté avec Yuuki, la plus grande partit, laissant le petit aux soins des religieux.
Ayumu, n’ayant jamais vu de petit humain d’aussi près, céda à la curiosité qui la tiraillait. Comme il était moins grand que la sauvageonne, et donc plus fragile selon elle, Ayumu n’eut aucun mal à le prendre pour une proie. Elle bondit tout à coup sur lui, l’immobilisant de tout son poids, tel un félin qui aurait attrapé un petit rongeur et le renifla méticuleusement de la tête aux pieds, en quête de quelques informations qui pourraient étancher sa soif de connaissances et de découvertes.

Pendant tout le trajet Bankichi était resté silencieux. Il n'était pas content et ne le cachait pas. Sa mère partait encore en mission plusieurs jours et avait décidé de le laisse cette fois au temple d'Iriwaku.Depuis l'incident de la dernière mission elle refusait de le laisser tout seul quand elle partait et le climat entre eux était plutôt tendu. Bankichi espérait que cette mission lui changerait les idées et qu'elle redeviendrait la gentille et douce mère qu'il aimait tant.

Il neigeait un peu en cette matinée. D'ordinaire Bankichi aimait bien la neige, c'était joli et on pouvait faire plein de choses avec. Mais aujourd'hui il avait l'impression que cette neige ne tombait que pour rendre les rochers du parcours glissants et dangereux. Il avait déjà failli glisser deux fois mais avait à chaque fois pu se rattraper. Il était plutôt fatigué quand il arriva en fin de parcours et avisa sans enthousiasme le petite temple encastré dans la montagne.

Pendant que sa mère parlait avec une prêtresse, Bankichi regardait dans le lointain, préférant ne pas écouter les commentaires que sa mère ferait sur lui pour justifier qu'elle le laisse ici. Sa fatigue céda à nouveau la place à l'énervement. Il trouvait qu'on était injuste avec lui et sa frustration était presque palpable tant elle était forte. Sa mère ne tarda pas à partir et le jeune garçon lui fit signe de la main sans grande conviction.

Un mouvement à sa droite attira son attention mais il n'eut qu'à peine le temps de se retourner qu'on lui sauta dessus. Il se retrouva allongé dans la neige avec au dessus de lui le visage d'une jeune fille, à peine plus vieille que lui, qui le regardait d'un air très étrange et semblait le renifler. Après ses expériences récentes avec des créatures bizarres et sous l'emprise de la colère, il réagit par instinct.

Il avait apprit la lutte avec sa mère et s'exerçait régulièrement avec elle, il put donc assez facilement retourner la prise et rouler dans la neige avec son agresseuse. Maintenant en position de force il tenta de l'immobiliser mais elle se débattait comme diablesse et, l'effet de surprise passé, ils se neutralisaient plus ou moins. Finalement ils se repoussèrent et Bankichi se releva, sourcils froncés, pour faire face à son ennemie du moment. Il pouvait se défouler et, au fond, il en était bien content.

Le jeune garçon avait attaqué Ayumu dès que celle-ci eut bondit sur lui. Après s’être débattue de toutes ses forces pour lui échapper, la gamine le considéra de la tête aux pieds d’un œil intrigué. Pourquoi s’était-il montré aussi brutalement réactif ? Fallait-il se méfier de lui malgré sa petite taille et son air insouciant ? Ayumu se repliait sur son arrière-train, signe d’appréhension chez les félidés. Néanmoins, ses yeux restaient rivés sur le garçonnet.
Après tout, personne n’aimait être surpris et subitement balayé par un tiers, mais elle avait seulement voulu découvrir quelle sorte de personne il était. Elle n’avait jamais eu de mauvaises attentions à son égards, ce qu’il n’avait pas l’air de comprendre. Il fallait trouver une autre méthode pour lui mettre la patte dessus et voir s’il était réellement méchant ou non. Mais quoi ?
Soudainement, Ayumu se souvint des petits combats qu’elle disputait contre son frère et sa sœur, tout deux félins…Si le garçon remarquait qu’elle s’amusait en toute innocence, il serait certainement moins sur la défensive. D’autant plus qu’il paraissait vouloir en découdre. Alors, Ayumu revint à la charge; elle ne laissa pas le petit riposter, masquant directement mais doucement sa vue à l’aide de sa main avant de le pousser en arrière. Une fois qu’il fut tombé, Ayumu porta ses petites dents à l’oreille du gamin.
Cette gentille morsure n’était en rien destinée à lui faire mal, mais seulement à montrer que la jeune sauvageonne prenait ce duel pour un jeu sans grande conséquence. Ainsi, Bankichi était convié à baisser sa garde pour apprécier la relation amicale à laquelle Ayumu était pressée de gouter.

La jeune fille était restée assise un moment et Bankichi avait baissé sa garde, se demandant ce qu'il se passait finalement. Profitant de cet instant de faiblesse elle l'avait ré-attaqué, du moins c'était ce qu'il avait pensé au début. Mais tout ceci était trop doux pour représenté une réelle attaque et, ne sachant trop comment réagir, Bankichi se retrouva allongé dans la neige, la jeune fille au dessus de lui lui mordillant l'oreille. Il eut soudain très chaud et se dégagea prestement pour s'éloigner de cette étrange fille, qui agissait plus comme un animal que comme une humaine, de quelques pas, lui tournant le dos pour cacher sa gêne. Il rougissait, n'ayant pas l'habitude de ce genre de chose. La seule femme qu'il voyait régulièrement était sa mère, et elle jouait aussi souvent le rôle de professeur sévère que de mère douce et attentionnée et même dans leurs moments de tendresse et de complicité cela ne ressemblait jamais à ça.

Il était totalement prit au dépourvu par ce comportement et ne savais plus quoi faire, il se contenta donc ainsi de rester dos à elle, les joues teintées de rouge. Il en profita pour admirer la neige et essayer de penser à autre chose qu'à la fille juste derrière lui, mais il n'y arrivait pas. Il avait envie de se retourner pour savoir ce qu'elle faisait, si elle le regardait toujours ou si elle allait encore lui sauter dessus. Finalement il ne savait pas trop quoi penser d'elle, elle était bizarre mais elle n'était pas méchante, du moins elle ne devait sans doute pas être méchante. Il n'avait pas vraiment eu le temps de bien la regarder mais il revoyait ses yeux et l'expression qu'ils lui avaient renvoyé après qu'il l'ait repoussée une première fois, elle avait visiblement été surprise, elle ne devait pas s'attendre à ce qu'elle pensait être un petit garçon lui tienne tête. Bankichi se demandait s'il l'avait vraiment impressionné, mais il se doutait que non, il avait encore énormément de progrès à faire avant cela.

Le petit s’était dégagé prestement de l’étreinte et des crocs d’Ayumu. Pour la seconde fois, il lui échappait. Ceci aurait énervé la gamine s’il s’agissait d’une vulgaire proie, mais le garçon représentait bien plus. Non seulement elle voulait observer ce qu’était un petit garçon à travers lui, mais elle désirait aussi s’en faire un ami pour attirer vers elle un peu de docilité de sa part. Ces recherches seraient certainement bien mieux menées ainsi. Mais pour le moment, le garçon ne semblait pas s‘intéresser à Ayumu. Il regardait droit devant lui et dos à elle, sans lui prêter la moindre attention.
Que faisait-il, planté de cette manière dans le froid ? Ne grelottait-il pas sous la chute des flocons qui grossissaient à vue d’œil ? Malgré l’extrême fraicheur, il ne bougeait pas. Il se tenait totalement immobile. Peut-être que l’humaine l’ayant accompagné en ces lieux lui manquait déja ?

Ayumu s’assit dans le froid et attendit sagement un geste de la part du gamin.
La neige épaississait le blanc manteau du temple et de ses abords. La petite sauvageonne grelotterait bientôt si elle ne faisait rien pour se réchauffer. Mais le garçon ne bougeait toujours pas. Elle en vint même à se demander s’il n’était pas insensible au froid.
Yuuki avait déjà perdu patience et s’était apparemment rendue à l’intérieur où elle y trouverait certainement la douce chaleur d’un brasero et la préparation odorante et délicieuse d’un thé bouillant. Alors poussée par ces pensées succulentes et chaleureuses, Ayumu tira sur l’une des manches du garçon. Après tout, elle ne pouvait le laisser là. Et si elle avait froid, c’est qu’il devait en être de même pour lui.

« Viens, viens ! »

Tout à coup, comme si une mouche l’avait piquée, Ayumu s’empara du manteau du garçonnet avant de filer pour grimper ,avec toute l’aisance du monde, l’échelle qui menait au petit temple. Elle avait toujours été chipeuse. Elle aimait embêter les gens en dissimulant leurs affaires dans le temple et s‘amusait à voir leurs visages s‘empourprer jusqu‘à ce qu‘ils explosent en cherchant dans milles et un recoins. Mais en prenant cet enfant comme pauvre victime, la petite voleuse ne souhaitait en aucun cas le mettre en colère. Elle voulait juste l’obliger à la suivre car elle craignait pour sa santé. Il fallait avouer qu’un petit garçon alité à cause d’un méchant rhume n’était pas des plus drôle à observer.

« Viens, Viens ! Sinon toi geler et Ayumu va pas te rendre ton beau manteau ! » lui lança-t-elle, contente et taquine.

Un long moment passa pendant lequel Bankichi essayait de trouver en lui le courage de se retourner. Il n'avait aucune idée du temps qui s'écoulait mais il semblait que la course de la journée s'était arrêtée, comme pour lui laisser le temps de regagner ses forces. Cela faisait peut-être cinq minutes, peut-être vingt, peut-être même une heure qu'il restait planté là, il n'en avait aucune idée.

Il sentit qu'on tirait sur sa manche et il reprit instantanément ses esprit. Une voix douce et si agréable à l'oreille s'éleva alors pour la première fois dans la fraicheur de l'après-midi.

« Viens, viens ! »

Cette voix était joyeuse, pleine de vie. Un vrai rayon de soleil perçant la froideur de l'hiver pour l'atteindre. On aurait dit une des rares éclaircies de ces jours glacials où le Soleil, bien que ne chauffant peu était plus agréable et plus revigorant que dans les plus chaudes journées de l'été. C'était le contraste entre cette voix et le reste du monde qui le frappa de plein fouet et fit bondir son cœur. Tout lui sembla d'un coup plus merveilleux et un sourire illumina son visage. Il ne craignait plus rien, il allait se retourner et lui parler.
Alors qu'il commençait à bouger elle tira sur sa manche. Son manteau s'était en grande partie détaché pendant leurs affrontements amicaux un peu plus tôt et elle put donc le dévêtir facilement. La jeune fille s'élança à toute jambe vers le temple et commença à grimper l'échelle.

"Hé ! Rends-moi ça !"

Bankichi lui courut après, pourtant il n'était pas fâché. C'était encore un de ses jeux : elle voulait l'embêter, rien de plus. Bankichi, qui n'avait pas vraiment l'habitude de jouer avec d'autres enfants, imagina que cela devait être normal et s'élança à sa poursuite.

« Viens, Viens ! Sinon toi geler et Ayumu va pas te rendre ton beau manteau ! »

Il ne s'étonna pas, sur le coup, de la syntaxe étrange de cette invitation. La voix de sa camarade de jeu était bien trop plaisante pour s'attacher aux mots ou à leur sens. Il ne retenait qu'une chose : elle voulait qu'il la suive et qu'il vienne avec lui. Agrippant les premiers barreaux de l'échelle il grimpa rapidement, trop rapidement sans doute. L'un des barreau était verglacé et il glissa, tombant en arrière dans la neige. Bien loin d'avoir mal, Bankichi se mit à rire en agitant les bras et les jambes pour dessiner dans la neige. Le rire plein de joie et de bonheur du garçon se répercuta à travers les montagnes, rebondissant d'un sommet à l'autre, comme s'ils relayaient au monde entier le bonheur caché dans les instants les plus anodins de la vie de chacun.,

L’emprunt du manteau qui aurait servi à attirer le garçon aux abords du temple n’avait pas fonctionné. Le petit avait bien tenté de le récupérer, mais c’était sans compter sur les barreaux recouverts de glace qui l’avaient fait chuter. A ce moment-là, Ayumu crut que son cœur allait lâcher. Un humain pouvait se faire très mal en tombant d’ici, et elle savait que Yuuki pourrait lui faire regretter son manque de vigilance.
Cependant, le gamin n’eut rien. Mieux, il s’amusait dans la neige comme un petit fou. Ayumu soupira de soulagement. Quelle chance ! Aussi, prit-elle cela comme l’ultime preuve que le garçon était bien insensible au froid, et très insouciant, de surcroit. Il pourrait se rendre malade à s’amuser dans la fraicheur hivernale sans manteau ni fourrure.
Ayumu décida d’empoigner les barreaux verticaux de l’échelle, de le dévaler à toute vitesse pour rendre son manteau au garçon. Un rhume, par les temps qui courraient, ne provoquait rien de bon. Elle s’approcha donc de lui _ en frissonnant toutefois, elle qui n’était pas pourvue d’un pelage blanc et épais contrairement à sa sœur et à son frère _ et tendit la tête pour poser dans la main de l’enfant la chaude étoffe jusque là coincée entre ses petits crocs.

Entendant quelqu'un approcher, Bankichi rouvrit les yeux et arrêta de rire et de gesticuler dans la neige. Il reconnu la jeune fille qui lui avait volé son manteau, et qui le tenait d'ailleurs entre ses dents. Décidément cette fille était de plus en plus bizarre. lui adressant un grand sourire et quelques paroles courtes de remerciement, le jeune garçon récupéra son manteau, se releva et frappa la neige dans son dos. Mettant le manteau sur son dos il remonta l'échelle à la suite de sa nouvelle camarade, beaucoup moins vite cette fois, de façon à ne pas tomber une nouvelle fois.

Une fois dans le temple en lui-même, Bankichi se laissa tomber contre un mur et poussa un profond soupir. L'ascension jusqu'au temple l'avait épuisée et, maintenant que l'excitation de leurs jeux en bas était retombée il ressentait à nouveau toute sa fatigue. Fermant doucement les yeux il commença à somnoler. Il se demanda ce que faisait sa mère en ce moment. Il savait qu'elle partait en mission mais elle ne lui avait dit ni où, ni pour quoi faire. Le jeune garçon commença alors à s'imaginer plusieurs scénarios possibles dans lesquels sa mère tuait tout les méchants et rentrait à Nezumi acclamée par tout le clan...

Que le garçon la suive après qu’elle lui ait rendu son manteau avait bien arrangé Ayumu. Il fallait avouer qu’elle se voyait mal remuer ciel et terre pour inciter un petit humain à entrer au chaud dans le temple. Comme les félins, les enfants humains avaient leurs propres manières. Ayumu, par exemple, n’avait jamais vu un des adultes de cette espèce si étrange s’amuser comme ce petit dans la neige. Elle en avait déduit que s’y prendre avec des adultes ou avec des enfants étaient deux choses bien différentes, à apprendre aussi assidument l’une que l’autre.

Ayumu trouva le petit assoupi au pied d’un mur. Elle se demanda s’il fallait qu’elle le réveille, sachant qu’il faisait encore jour. Finalement, elle partit chercher une prêtresse qui le trouva si mignon qu’elle lui dégota un coin confortable pour sa sieste alors que somnoler ainsi était considéré comme un signe de flemmardise dans l’éducation martiale. Ayumu, quand à elle, vaquait à ses occupations en compagnie de Yuuki.

La soirée et la nuit se passèrent tout aussi paisiblement. Quand les premiers rayons du soleil commencèrent à éclaircir le ciel, Ayumu quitta la chambre des prêtresses, puis le temple. Elle allait chasser quelques jours, la viande et le poisson lui manquaient dans ce rude hiver. Et la fraicheur de la saison ne la rebutait pas, au contraire. Mal coiffée, à peine sortie d’une bonne nuit de sommeil, elle s’enfonçait machinalement dans la foret.

Après s'être honteusement assoupi en fin d'après-midi, le jeune Bankichi, conscient que ce comportement n'était pas digne d'un guerrier, et encore moins d'un héros, avait bravé l'air hivernal peu avant l'aube en débutant un entraînement aussi rigoureux que matinal. Il avait vu Ayumu quitter le temple aux premiers rayons de Soleil et il s'interrompit quelques instant, assez surpris de la voir s'enfoncer dans les bois. S'inquiétant de ce qu'il pourrait arriver à une jeune fille sans défense dans ces bois il s'élança à sa poursuite aussi vite qu'il put, lui criant de revenir. Finalement, après un petit moment il la rattrapa et lui demanda de regagner le temple.

"Tu ne devrais pas t'en aller dans les bois comme ça toute seule, c'est dangereux. Aller viens, on rentre maintenant, les prêtresses doivent déjà être folles d'inquiétude."

Le jeune garçon commença à pousser légèrement son ainée pour lui faire bien comprendre qu'il était à présent temps de rentrer au temple.

Pensant chasser tranquillement, Ayumu était loin de se douter que le petit humain qu’elle avait rencontré la veille la gênerait ainsi.
Alors qu’elle s’était engagée sur le chemin supposant la mener vers un succulent gibier, il la rattrapa, la détourna de sa route pour la pousser doucement vers le temple, ce qui l’énerva profondément. C'est alors qu'il la prévenait à propos de l'inquiétude des prêtresses pour elle, mais elle en doutait bien. Ces humaines devaient être habituées, à présent. Après tout, Ayumu n'en était pas à sa première chasse.
Elle se mit à grogner puis à retrousser son museau, menaçante, tandis que ses pattes raides et bien ancrées dans la neige empêchaient le garçon de la faire avancer. Soudain, elle perdit patience et ses ongles, longs et soignés tels des griffes effilées, vinrent blesser la joue du pauvre enfant. La petite sauvageonne fonça ensuite vers l’arbre le plus proche pour l’escalader. Ce n’était pas la peur de la réaction de l’enfant qui la faisait grimper ainsi.
Elle ne put monter bien haut à cause de belles couches de neige qui accablaient déjà les branches et les rendaient dangereusement glissantes. Cependant, la jeune fille espérait bien que cela décourage le jeune garçon à la forcer à rentrer au temple. Elle savait qu’il était assez résistant, mais il neigeait toujours et les flocons grossissaient au fil des minutes. En tout cas, elle ne cèderait pas. Ni au froid, dont elle s’était protégée d’un grossier par-dessus de fourrure, ni aux appels insistants du gamin.

"Aïe !"

Ce petit cris de surprise mêlée d'une pointe de douleur, sur un ton flûté, accompagna la sauvageonne dans son ascension de l'arbre. Bankichi porta sa main à sa joue et vit qu'il saignait. Ne s'attendant pas à être griffé comme ça il n'avait pas pu la retenir quand elle avait essayé de s'enfuir. Jetant un coup d'œil à l'arbre où elle était il vit qu'elle le regardait, perchée à moins de trois mètres du sol.

Il s'avança vers l'arbre d'un pas décidé, les sourcils froncés et visiblement très en colère. Il se planta, immobile devant son refuge, les bras croisés.

"MAINTENANT ÇA SUFFIT ! DESCEND IMMÉDIATEMENT OU JE ME FÂCHE !"

Sans s'en rendre compte, le jeune Bankichi avait, sous le coup de la colère, prononcé exactement la même phrase que sa mère quand elle perdait patience de le voir grimper partout.

Voyant qu'elle ne bougeait pas d'un pouce il poussa un grand soupir d'énervement et se laissa tomber sur les fesses dans la neige.

"Tu veux jouer à la plus têtue ? Et bien d'accord, je vais rester ici jusqu'à ce que tu te décides à descendre et à rentrer au temple."

Bankichi était vraiment énervé et cela se voyait. Au fond il aimait bien la petite sauvageonne et ne supportait pas l'idée de la savoir seule dehors, dans le froid, exposée aux dangers de la forêt. Essuyant régulièrement le sang qui coulait de sa joue il attendait, sans la quitter des yeux une seule seconde, bien décidé à rentrer avec elle ou à ne pas rentrer du tout.

Le gamin avait l’air très en colère, mais ce n’était rien pour Ayumu qui le considérait de suite comme un gêneur. Elle le détaillait de haut, pleine de colère elle aussi. Il lui semblait alors que ses poils se hérissaient sur sa tête et le long de sa nuque; mais elle n’avait pas l’intention de l’attaquer.
Elle pourrait lui faire très mal, ce qui attristerait les prêtresses et surtout Yuuki qu’elle ne voulait pas voir énervée contre elle. Sans compter qu’ Ayumu se trouvait bien trop haut pour bondir directement sur le garçon, et descendre serait lui faire honneur puisqu’il le désirait tant.

Elle se souvint soudain qu’il était humain et que les humains avaient ce sale défaut de vouloir tout contrôler en omettant les besoin de chacun, qu’il soit comme eux, ou animal, ou encore végétal. Et ce, même s’il vénéraient des Dieux aux figures animalières. Ayumu était furieuse. Elle demeurait indomptable et avait bien l’intention de le rester malgré toute la volonté des hommes à asservir le monde. Seuls ceux en qui elle accordait une confiance absolue méritaient des efforts de sa part, et ce garçon avec son arme, ce guerrier en devenir, n’en ferait certainement jamais partie. Tant pis pour la soif de savoir de la petite sauvageonne.

Elle lui offrit une moue dédaigneuse, certainement son geste le plus humain jusqu’alors, mais ses yeux perçants avaient quelque chose de menaçant. Rapidement, elle parcourut et traversa l’arbre sur lequel elle était perchée et rejoignit une des branches de l’arbre le plus proche, puis d’un autre, et sans regarder en arrière. Elle faillit tomber, mais bien décidée à avancer ainsi jusqu’à trouver du gibier, elle se cramponna avec agilité à la branche, se rétablit, et poursuivit son chemin.

En voyant la jeune fille bondir d'arbres en arbres Bankichi lacha un juron qui lui aurait très certainement valu une bonne gifle de sa mère. Il l'avait appris de la bouche de soldats alors qu'il passait devant une auberge à l'heure du déjeuner et l'avait plus ou moins oublié jusque là, pourtant c'était ce qui lui était venu naturellement dans la situation actuelle.

Priant pour qu'elle ne tombe pas, Bankichi ne put qu'admirer la jeune fille pour son agilité. Il était bien incapable de telles prouesses et se demandait si quelqu'un d'autre qu'elle l'était. Il peinait à la rattraper et crut l'avoir perdue de vue plusieurs fois. Il était tant occupé à regarder en l'air qu'il ne vit pas une pierre qui dépassait de sol et qui le fit trébucher avec un cri de surprise. Il tomba dans la neige et roula quelques secondes avant de frapper un arbre ce qui stoppa sa chute. Étourdi, perclus de nombreuses douleurs et à moitié couvert de neige, il se dit qu'il ne la rattraperait jamais maintenant... Et sur cette dernière pensée il sombra dans l'inconscience.

Désormais évanoui sous un arbre, perdu en pleine montagne, tout ce qu'il pouvait espérer était que celle qu'il poursuivait ait entendu son cri au moment où il était tombé. Sinon il y avait fort à parier qu'il resterait perdu dans ces montagnes un bon moment. Il ne connaissait pas les lieux et serait bien incapable de retrouver le chemin pour retourner au temple.

Engagée à toutes allures, Ayumu ne savait quand s’arrêter. Il y avait tant d’arbres devant elle. Et le gibier filait se cacher dès qu’il entendait les branches craquer sous le poids de la jeune sauvageonne ou lorsqu’il voyait la neige tomber par paquets des arbres autrefois si calmes. Un cri heurta ses oreilles avec tant de clarté qu’elle faillit trébucher une fois de plus. Ce cri, renforcé par le silence qui régnait à ce moment-là dans la foret, ne ressemblait pas à celui d’un animal, il était évidemment d’origine humaine…Serait-ce…?

Ayumu se retourna avec horreur et constata que le garçon qui la poursuivait jusqu’alors avait disparu. Pire, la surface neigeuse dans son champ de vision était parfaitement lisse et vierge. Elle ne portait aucune trace de l’enfant ou de quelconque autre être, comme si elle venait de tomber. Craignant le pire, Ayumu fit marche arrière, suivit les branches qu’elle avait débarrassées de leurs poids hivernal un peu plus tôt, garda un œil au sol.

Heureusement, elle retrouva les traces de pas du garçon assez vite. La dernière s’arrêtait au niveau d’une assez grosse pierre, et de l’autre côté de cette dernière se trouvait une piste bien plus large. De toutes évidences, le garçon avait trébuché sur la pente qui suivait. Ayumu porta un regard attentif sur la piste pentue et put découvrir, à quelques mètres de là, la silhouette rouge et noire du petit garçon qui contrastait fortement sur la poudre immaculée et éclatante.

Le garçonnet se situait au pieds d’un tronc, inerte, et était parsemé de blancs flocons et de quelques plaques froides de la même couleurs. Ayumu galopa vers lui, tout en prenant garde de ne pas tomber. Arrivée, elle le retourna sans façon et colla sa joue contre la sienne. Il n’était pas mort. La petite sauvageonne pouvait voir son souffle s’échapper en petites volutes de sa bouche et elle décelait, sous la fraicheur, une chaire encore chaude.

Pour le réchauffer et tenter de le réveiller, elle prit soin de débarbouiller son visage et ses mains avec sa langue. Elle ne toucha pas à ses vêtements qu’elle savait sources de chaleurs pour les humains; mais elle se coucha au plus près de lui pour qu’ils se tiennent chaud mutuellement jusqu’à ce qu’il se réveille.

Comme tout était calme, la jeune fille remarqua un lapin qui passait par là. Elle se redressa tout de suite et détala vers lui, mais la bête la vit, bien qu’un peu tard, et prit la fuite immédiatement. Elle l’attrapa tout de même alors que ses pattes glissaient sur la neige et sous la panique, et qu’il essayait de rentrer ainsi dans son terrier. Elle lui posa la patte dessus et lui mordit la nuque de toutes les forces de ses mâchoires, puisqu’elle avait toujours eu des crocs assez faibles. Bien sûr, la petite victime se débattait, mais rien n’y fit et il trouva la mort.

Ayumu alla ensuite reprendre sa place auprès du garçon, sa proie à la gueule.

Quand le jeune Bankichi rouvrit les yeux il se trouva nez à nez avec un cadavre de lapin. Écarquillant les yeux, il poussa un petit cri de surprise et eut un mouvement de recul. Ce fut à ce moment précis que son mal de tête le frappa comme un coup de gong entre les oreilles. Il porta sa main à son front et grimaça. Il ne sentait pas bien du tout et avait l'impression qu'on tambourinait dans sa tête, comme une fanfare un jour de fête.

Il regarda quand même ce qu'il se passait autour de lui et vit la jeune fille à son chevet, la bouche pleine de sang. Il fit plusieurs allers-retours du regard entre le visage de la sauvageonne et le cadavre du lapin avant de finalement comprendre qu'elle l'avait tuée avec sa bouche. Une expression bizarre s'installa alors sur son visage, déformant ses traits. Il trouvait cette méthode de chasse totalement barbare et répugnante. Tuer un animal avec ses dents... rien qu'y penser lui donnait envie de vomir, ou peut-être était-ce son mal de tête qui lui faisait cet effet là...

Soudain il se rappela qu'ils devaient rentrer au temple, il essaya alors de se lever, tant bien que mal, même si la tête lui tournait. En s'appuyant sur l'arbre il se mit finalement debout et essaya de mettre un pied devant l'autre pour avancer, bien que ne sachant pas du tout dans quel sens était le temple.

"Il faut rentrer maintenant... on va s'inquiéter pour nous..."

Vacillant sur ses jambes, il finit par s'étaler à nouveau dans la neige au bout de trois pas mal-assurés. Il tremblait et était maladivement pâle. Le sang séché dans ses cheveux prouvait qu'il s'était violemment cogné à l'arbre. Pourtant il essayait de se relever, bien déterminé à rentrer au temple. Une nouvelle vague de nausées le fit tressaillir et il manqua de peu de vomir dans la neige. Finalement il parvint à s'assoir, mais il n'arrivait pas à se mettre debout, malgré tout ses efforts.

Peu après qu’Ayumu eut attrapé le lapin qu’elle tenait à présent dans sa gueule, le garçon avait repris ses esprits. Un petit cri, dont Ayumu ne comprit pas la cause, s’était échappé de sa bouche quand il eut considéré la bête morte.
La jeune fille se redressa immédiatement, interprétant ceci comme un signal de menace. Elle scruta les environs qui semblaient alors si calmes…La neige renforçait cette impression de silence apaisant où seuls les souffles des deux enfants existaient. Il n’y avait pas à s’inquiéter.
Quand la jeune fille retourna à son jeune compagnon, elle l’observa fixer tour à tour sa proie et elle.

N’appréciant pas vraiment qu’on lorgne sur sa nourriture, Ayumu prit le regard insistant du gamin pour une menace, grogna et commença à montrer ses petits crocs encore rouges de sang. Mais le petit n’en fit pas grand cas, à part peut-être, une grimace qui déforma ses traits une seconde et que la petite sauvageonne ne put traduire. Peu importe.

Il se leva ensuite, s’aidant de l’arbre à proximité et invita la jeune fille à rentrer au temple avec lui. Après quelques pas maladroits, il chuta dans la neige. Que lui arrivait-il ? Etait-il naturellement si malhabile, ou était-ce le témoignage d’un certain malaise passager ? Ayumu s’approcha et vit qu’il tremblait. En plus de cela, elle le trouva très pâle. Le précédent accident avait sans doute été plus sérieux que ce qu’elle voulait bien croire.

Courageux, le petit essayait quand même de se relever mais n’y parvenait pas. Après une nouvelle tentative, il s’assit et ne bougea plus. Ayumu vint lui lécher la plaie qu’il avait au crâne, puis la joue. Cet enfant humain lui faisait penser à une petite bête blessée. Ainsi, et sans secours, il risquait de ne pas pouvoir se défendre contre un plus gros prédateur. Et sa faiblesse puérile le rendait encore plus vulnérable. Ayumu devait l’aider, mais elle ne savait pas comment. Nul doute que les prêtresses la puniront pour avoir emmené le gamin avec elle, mais c’était de son plein gré qu’ il l’avait suivie, et même poursuivie. Cependant, toutes ces petites configurations n’était plus qu’un infime détail devant la gravité de la situation. Peut-être que ce gamin savait ce qu’elle devait faire pour l‘aider.

Sa langue chaude vint une nouvelle fois caresser la joue livide du gamin, puis la jeune fille lui demanda avec un ton légèrement inquiet:
« Quoi Ayumu devoir faire ? »
Comme elle voulait absolument se faire comprendre, elle réitéra la question:
« Ayumu devoir faire quoi pour aider toi ? »

La jeune fille s'était posée devant lui et le regardait, visiblement inquiète. Elle lui lécha le visage et Bankichi tenta de la repousser, mais il était trop faible pour qu'elle s'en rende même compte. Un grimace de dégoût s'immisça sur son visage tandis que la sauvageonne continuait. Cette fille était vraiment de plus en plus bizarre, on aurait dit un animal qu'un kami aurait transformé en humain pour une raison inconnue.

Soudain elle lui demanda ce qu'elle devait faire, répétant une fois de plus ensuite, sans doute pour être sûre qu'il ait bien entendu. Elle se sentait sans doute coupable de l'avoir mis dans cet état, parce qu'après tout c'était à cause d'elle qu'il s'était blessé. Il leva lentement les yeux vers elle et eut une expression de surprise. Il ne s'en était pas rendu compte jusqu'à présent car il fixait le sol enneigé, mais il avait l'impression que de petits flocons presque transparents tombaient devant ses yeux. Il passa sa main devant lui, essayant d'attraper quelques flocons mais il ne put saisir que de l'air, comme s'ils n'existait pas.

"Il neige ?"

Alors que sa propre voix résonnait dans son crâne, son mal de tête sembla amplifier. Au moins les nausées s'étaient arrêtées et il n'avait presque plus envie de vomir. Inspirant un grand coup il se leva finalement, non sans difficultés, et saisit mollement le bras d'Ayumu. Il essaya de la tirer vers lui mais n'arriva à rien d'autre que reposer une partie de son poids sur elle. Au moins cela lui permettait de rester debout sans efforts.

"Il faut vraiment qu'on rentre maintenant... je me sens pas bien..."

Sa voix était faible et il était clair qu'il n'allait pas bien du tout rien qu'à l'entendre. Ajoutée à sa petite mine, il faisait peine à voir et aurait pu être pris en pitié des plus cruels brigands de l'Hinomoto. Il avança d'un pas dans la neige, dans la mauvaise direction, restant toujours accroché à la manche de la jeune fille, bien que faiblement. Nul ne pourrait dire combien de temps il tiendrait mais il était clair qu'il n'arriverait jamais à rentrer au temple en une seule fois.

Le gamin à la petite mine avait saisi la manche d’Ayumu et voulait avancer…Mais dans la mauvaise direction. Devant la faiblesse de son petit compagnon, il n’était plus question pour Ayumu de faire la sourde oreille et de ne répondre qu’à sa nature animale. Son empathie l’avait faite changer d’attitude envers le petit humain. Elle voulait maintenant l’aider, mais ne savait pas vraiment comment faire. Après tout, la nature ne lui avait pas appris comment secourir un humain. Une bête mourrait, ainsi touchée. Ayumu ne pouvait donc que se fier à l’avis du gamin à qui elle avait demandé quoi faire.

La jeune sauvageonne prit soin de s’ancrer sur ses deux pattes arrières, chose dont elle n’avait pas l’habitude et dont elle avait horreur. D’ailleurs, le tissus de la manche ainsi empoigné et qui lui collait à la peau n’était pas des plus agréables non plus. Ainsi, le reste du sang de sa proie coulait sur son poitrail par petites gouttes rouges et la fourrure qui servait à la couvrir devenait poisseuse. Beurk. Elle avait hâte d’atteindre le temple et de se débarrasser de ses fardeaux, dusse-t-elle essuyer les remontrances des prêtresses. Elle trouva qu’elle ressemblait à ses pauvres bœufs qu’on chargeait de lourds paquets et elle grimaça. Bien sûr, elle savait qu’elle était devenue un de ses animaux de compagnie pour humains, mais quand même.

Peu importait. Peu importait. Il fallait aider le garçon. Elle le tira sans ménagement vers la bonne direction, et tandis qu’il s’affaissait sur elle, elle le repoussa, le prit par la main et le fit saisir de nouveau sa manche. Elle avança ainsi, gardant tout de même un œil sur le visage livide du gamin.

Mine de rien, ils avaient marché un bon moment ainsi sans rien dire, s'arrêtant régulièrement quelques instants pour que le jeune garçon puisse reprendre son souffle. Après être arrivé à peu près à mi-distance, le jeune Bankichi s'affala sur un tronc d'arbre. Il n'avait pas vomi depuis qu'ils étaient partis et semblait même aller un peu mieux. Il avait moins mal à la tête et il ne voyait plus de flocons tomber alors qu'il ne neigeait pas. Par contre, maintenant, il était trop fatigué pour continuer jusqu'au temple... et il avait faim.

"J'en peux plus, on va faire une pause. On doit plus être très loin de toutes façons maintenant, hein ?"

Alors qu'il soufflait un peu, il se rendit compte qu'il sentait difficilement le bout de ses doigts et de ses orteils... surtout ses doigts. Il ne valait mieux pas qu'il traine encore trop dehors, mais là il était vraiment trop fatigué. Il se souvenait que sa mère lui avait raconté l'histoire d'un homme qui s'était endormi dans la neige et à qui on avait du couper tout les doigts et tout les orteils parce qu'ils avaient gelé. Bankichi eut soudain peur de perdre ses doigts, parce que sans doigts il ne pourrait plus manier le sabre et il ne serait jamais un héros et sa mère serait triste... et elle le gronderait très fort pour avoir quitté le temple... À tout bien y réfléchir, il avait toutes les raisons du monde de rentrer au temple le plus vite possible. Mais avant, il fallait qu'il souffle encore un peu et qu'il boive et mange quelque chose. Malheureusement ils étaient en hiver, les petits cours d'eau étaient gelés et aucune baie ni aucun fruit ne poussait. Il n'y avait donc rien à boire ni à manger en dehors du temple. Le jeune garçon ne put retenir un soupir, avant d'entendre son ventre gargouiller. Il se demanda l'espace d'un instant si la jeune fille l'avait entendu aussi et si dit que de toutes façons ça ne changerait rien. Voyant qu'elle le regardait il s'empressa de la rassurer sur le fait qu'ils allaient bientôt repartir.

"Juste cinq minutes encore et on y retourne, le temps que j'ai moins mal aux pieds."

En fait c'était plus à la tête qu'aux pieds qu'il avait mal, mais cette douleur là n'allait pas partir comme ça toute seule, non, il fallait qu'il rentre au temple. Mais pour le moment il avait juste besoin de souffler un peu, d'ici cinq minutes il allait repartir, ils n'étaient sûrement plus très loin maintenant, ils arriveraient vite au temple, du moins c'était ce qu'il espérait. En réalité il n'avait parcouru que la moitié du chemin, et même s'il se sentait moins mal maintenant qu'au départ, sa fatigue, elle, n'avait fait qu'augmenter depuis qu'il était parti.

La neige gelée attaquait depuis un petit moment les pattes nues d’Ayumu qui devenaient douloureuses. Elle les agitait parfois, désireuse de se débarrasser de la neige fondue entre ses orteils ou encore de soulager les éraflures dues à quelques bouts de glace acérées. Elle s’assit sur son séant et les nettoya le temps que le garçon se repose. Sa fourrure, maintenant qu’ils étaient moins agités, se refroidissait et elle commençait à grelotter malgré sa résistance naturelle au froid hivernal. Elle commença à dévorer la lapin qu’elle avait tenu entre ses mâchoires jusque là. C’était le moment ou jamais, s’ils arrivaient au temple trop vite, les prêtresses seraient horrifiées de tout ce sang sur les deux enfants.
Après avoir avalé quelques bouchées du savoureux lapin, elle entreprit de nettoyer le sang qu’elle sentait autour de sa bouche. Elle mouilla alors sa patte blessée avec sa salive et se frotta le visage avec maints allers-retours. Ayumu reprit ensuite la bête morte dans sa gueule sans se soucier de l’avis du garçon sur son comportement pour le moins inhabituel.
D’ailleurs, le petit avait l’air d’aller mieux. Il semblait, en tout cas, bien plus vivant que tout à l’heure. Elle coula un regard interrogateur vers lui, pressée de revenir au temple, bien qu’elle y passerait certainement un très mauvais quart d’heure.

Dès qu'il la vit commencer à manger le lapin cru et à pleines dents, Bankichi écarquilla les yeux et détourna immédiatement la tête pour ne plus voir ce spectacle horrible. Mais les simples bruits de mastication le faisaient trembler de dégoût et lui retournaient l'estomac. Au bout d'une minute qui lui parut une éternité, n'y tenant plus, il se leva précipitamment, malgré sa faiblesse évidente, et entreprit de reprendre leur marche vers le temple. Il ne jeta plus un seul regard vers la jeune fille et ne la vit donc pas faire sa toilette de la plus étrange des façons. Il essayait d'ailleurs de marcher le plus loin possible d'elle.

S'efforçant de continuer malgré son état, le jeune Bankichi se mit à vaciller de plus en plus souvent, jusqu'à menacer de tomber à chaque pas. Finalement il s'écroula à genoux dans la neige, alors que le temple était désormais en vue. Il essaya de se relever mais en fut incapable tant il était essoufflé et épuisé. Voir le temple à quelques centaines de mètres devant lui ne faisait que l'énerver et il maudissait intérieurement sa faiblesse en s'efforçant de se mettre debout, sans y parvenir. Finalement, il consentit à demander l'aide de la sauvageonne qui le dégoûtait désormais au plus haut point.

"J'en... j'en peux plus... Va... va chercher quelqu'un... au temple...

Peinant même à reprendre son souffle, il était évident qu'il avait forcé bien plus que ce qui était raisonnable. Arrivé à ses limites, il n'était plus capable d'avancer et tremblait comme une feuille. La fatigue, le froid, son mal de tête et leur longue marche en montagne avaient eu raison du jeune garçon, désormais à genoux dans la neige et incapable de se relever.

Le regard interrogateur d'Ayumu l'informa que le garçon, après l'avoir brièvement observée, avait décidé de poursuivre sa route avec précipitation. La petite sauvageonne ne fut pas longue à comprendre qu'il la fuyait, elle, la non humaine. Elle se sentit d'ailleurs vexée qu'il se lève dans cet état pitoyable juste pour s'éloigner, et en vint à se demander pourquoi elle le dégoutait tant. Pour elle, manger ainsi était quelque chose de parfaitement naturel, bien loin des manières futiles des humains. Bornée, la petite en conclut que le jeune garçon était un humain, après tout. Et que les humains ne faisaient jamais rien de bon, fut-ce pour eux ou pour la nature. Même les religieux qui prenaient gentiment soin d'elle se privaient bêtement de si bonnes choses…

Agacée, la jeune fille reprit son chemin, bien qu'elle éprouva l'envie de se séparer du gamin pour arriver seule au temple. Marchant dans les traces de ses pas retenues par la neige, elle ne le quittait pas des yeux. Elle avait remarqué que sa démarche se faisait de plus en plus malhabile et elle avait peur qu'il s'évanouie. Au bout d'un moment, elle le vit s'écrouler sur ses genoux et accourut. Il lui demanda, avec une faiblesse évidente, d'aller chercher de l'aide au temple et elle s'exécuta en vitesse. Ce dernier n'était pas bien loin à présent, tout du moins était-il clairement visible.

La première prêtresse sur laquelle elle tomba ne se trouvait pas au temple mais sur les derniers mètres qui y menaient. Quelques autres se situaient dans les alentours, certainement occupées à chercher le garçon. Aussi, Ayumu devina qu'elles n'avaient pas osé s'aventurer dans les bois par peur de se faire surprendre par un esprit ou autre chose. Bref.
Ayumu tira la manche de la prêtresse, et quand celle-ci posa les yeux sur elle, elle l'entraina vers le garçon. Trois autres jeunes filles les suivirent, alertées par l'arrivée soudaine et l'apparente précipitation de la petite sauvageonne.

En attendant que la jeune fille revienne avec quelqu'un, Bankichi s'était finalement endormi, bien trop fatigué par cette marche longue et éreintante. Quand il revint à lui il était bien au chaud dans un lit, un linge humide et frais déposé sur son front. Au début il crut qu'il était en train de rêver et essaya de se réveiller par divers moyen, après tout il n'était pas un lâche mais un futur héros, il n'avait pas le droit de fuir la réalité pour se réfugier dans un doux rêve. Il commença par fermer les yeux très fort et les ré-ouvrir, espérant qu'il apercevrait la réalité et le ciel bleu de l'extérieur. Voyant que cela ne servait absolument à rien il essaya de se pincer, plusieurs fois, sans plus de résultat.

Il scruta le plafond de la petite chambre où il était, le bois dénudé se souffrait d'aucune fioriture. Cette simplicité et cette sobriété transmettait une impression de calme et d'apaisement. La salle, éclairée à la bougie, ne laissait aucun doute quand à son emplacement. Il était revenu à Iriwaku, il était sauvé. Il essaya de bouger et se confronta à la réalité des innombrables douleurs qui parcouraient son corps. Le linge sur son front glissa et tomba au pied du lit, il essaya de tendre le bras pour le ramasser mais une douleur vive dans les côtes l'en empêcha. Finalement, bien incapable de faire quoi que ce soit d'autre, il se ré-installa bien sagement dans son lit. Mis à part ses nombreuses douleurs, une seule autre sensation perçait : il avait faim. Alors qu'il songeait à son envie de manger, il entendit des bruits de pas dans le couloir, peut-être que quelqu'un lui apportait son repas, ou au moins il pourrait demander quand il aurait à manger.